Au bonheur des lettres - Shaun Usher
Mon âme est
contrariée.
Isaac Forman à William Still
7 mai 1854
——
En décembre 1853,
Isaac Forman alors âgé de 23 ans saisit l’opportunité de se soustraire à sa vie
d’esclave à Norfolk en Virginie en s’enfuyant à Toronto. Il laisse derrière lui
Mme Sanders, à qui il appartient depuis de nombreuses années. Cependant, à son
grand désarroi, il laisse également derrière lui sa femme, esclave elle aussi,
mais aussi au service d’un autre maître à Richmond. Il ne reste que peu de
traces de la vie d’Isaac Forman. Grâce à cette lettre, nous savons néanmoins
qu’il trouvait la vie sans sa bien-aimée insupportable. Elle est adressée à
Willian Still, un conducteur bien connu du Chemin de fer souterrain, un réseau
secret de personnes, de lieux et d’itinéraires par le biais duquel des milliers
d’esclaves, dont Forman, ont pu échapper à leur condition.
——
Toronto
7
mai 1854
M.W.Still :
- Cher Monsieur – Je saisis l’opportunité qui s’offre à moi de vous écrire ces
quelques lignes et j’espère que lorsqu’elles vous arriveront, elles vous
trouveront en forme. Je vous aurais écrit plus tôt, mais j’attendais d’avoir
des nouvelles de mon ami M.Brown. Je devine qu’il a été pris par ses affaires,
ce qui explique qu’il ne m’ait pas écrit avant. Cher Monsieur, rien ne m’aurait
pu m’empêcher d’écrire, dans un cas comme celui-ci, à part la mort.
Mon âme est
contrariée, mes maux sont inexprimables. J’ai souvent l’impression que j’ai
envie de mourir. Je dois voir ma femme pour faire bref, sinon je vais mourir.
Ce que je ne donnerais pas, aucune langue ne peut le prononcer. Rien que pour contempler
ses douces lèvres un instant, je serais prêt à mourir dans l’instant. Je suis
révolu à la voir un jour ou l’autre. M’imaginer redevenir esclave est affreux.
J’espère que les cieux me souriront à nouveau et que ce sort me sera épargné.
Je vais quitter le Canada dans peu de temps, mais je ne nomme pas les endroits
où j’irai, il se peut que ce soit au fond de l’océan. Si j’avais su avant de
partir tout ce que je sais maintenant, je ne serais pas parti avant d’avoir
trouvé un moyen de l’emmener avec moi. Vous n’avez jamais souffert comme moi de
l’absence d’une épouse. J’estime cette douleur presque supérieure à la mort, et
j’espère que vous ferez tout ce que vous pourrez pour moi et vous renseignerez
auprès de vos amis pour savoir s’il y a quoi que ce soit qui puisse être fait
pour moi. Ecrivez-moi, s’il vous plaît, immédiatement à réception de ce
courrier, et dites quelque chose qui remontera mon moral abattu. Vous
m’obligeriez en allant demander à M.Brown s’il me rendrait service en allant à
Richmond voir ma femme, et en examinant quels arrangements il pourrait prendre
avec elle, et je serai prêt à payer toutes les dépenses aller et retour.
Veuillez, s’il vous plaît, prendre contact avec M.Bagnel et Minkins,
demandez-leur s’ils ont vu ma femme. Je suis résolu à la voir, quitte à mourir
l’instant d’après. Je peux dire que j’ai été heureux, mais que je ne le serai
jamais plus, jusqu’à ce que je la voie ; car que peut être la liberté pour
moi, quand je sais que ma femme est en esclavage ? Ces personnes que vous
avez convoyées il y a quelques semaines sont restées à St Catherine, plutôt que
de rejoindre Toronto. Je ovus ai envoyé deux lettres la semaine dernière et
j’espère que vous aurez l’obligeance de vous en occuper. Le bureau de poste est
fermé, je vous envoie donc aussi de l’argent pour régler la poste, et je vous
en prie, écrivez-moi en toute hâte.
Je demeure plus
que jamais votre serviteur obéissant,
I.Forman