Au bonheur des lettres - Shaun Usher
J’aime ma femme.
Ma femme est morte
Richard Feynman à
Arline Feynman
17 octobre 1946
——
Le prix Nobel de
physique Richard Feynman est l’un des plus illustres chercheurs du vingtième
siècle et une figure centrale de nombreuses avancées scientifiques notables,
dont le développement de la bombe atomique. Mais il n’est pas uniquement un cerveau.
Doté d’un grand charisme, il manifeste une extraordinaire capacité à
transmettre ses connaissances au commun des mortels dans un langage accessible.
Lorsqu’il meurt d’un cancer à l’âge de 69 ans, une éminente lumière s’éteint.
C’est après sa mort qu’on découvre dans ses affaires une lettre d’amour
adressée à sa chère épouse Arline et datée d’octobre 1946, seize mois après
qu’elle eut succombé à une tuberculose. D’après leur fille Michelle,
« cette lettre est abîmée – beaucoup plus que les autres – et on dirait
qu’il l’a souvent relue ».
——
17
octobre 1946
D’Arline,
Je t’adore,
chérie.
Je sais à quel
point tu aimes entendre ces mots…mais je ne les écris pas parce que tu les
aimes…je les écris parce que cela me réchauffe les entrailles de te les écrire.
Cela fait
terriblement longtemps que je ne t’ai pas écrit – presque deux ans mais je sais
que tu me pardonneras parce que tu sais comment je suis, têtu et
réaliste ; je pensais que ça n’avait aucun sens d’écrire.
Mais à présent je
sais ma femme chérie que c’est bien de faire ce que j’ai tardé à faire, et ce
que j’ai fait si souvent par le passé. Je veux te dire que je t’aime. Je veux
t’aimer. Je t’aimerai toujours.
J’ai du mal à
comprendre par l’esprit ce que ça signifie de t’aimer après que tu es morte –
mais je continue de vouloir te réconforter et prendre soin de toi – et je veux
que tu m’aimes et que tu t’inquiètes de moi. Je veux avoir des problèmes à
discuter avec toi – je veux faire de petits projets avec toi. Je n’ai jamais
pensé jusqu’à ce moment précis que nous pourrions faire cela. Que
pourrions-nous faire ? Nous nous étions mis à apprendre à faire des
vêtements ensemble – ou à étudier le chinois – ou nous procurer un projecteur
de films. Ne puis-je pas faire quelque chose à présent ? Non. Je suis seul
sans toi et tu étais la « femme à idée » et l’instigatrice générale
de toutes nos folles aventures.
Lorsque tu étais
malade, tu te faisais du souci parce que tu ne pouvais pas me donner ce que tu
voulais me donner et dont tu pensais que j’avais besoin. Tu n’avais pas
besoin de te faire du souci. Tout comme
je te le disais à l’époque, il n’y avait pas de vrai besoin parce que je
t’aimais de mille façons et avec une force immense. Et maintenant évidemment
c’est encore plus vrai – tu ne peux rien me donner à présent et pourtant je
t’aime tant que tu te tiens en travers de ma route et que tu m’empêches d’aimer
qui que ce soit d’autre – mais je veux que tu te tiennes là. Toi, morte, tu es
tellement mieux que qui que ce soit d’autre vivant.
Je sais, tu vas
m’assurer que je suis stupide, que tu veux que je sois pleinement heureux, que
tu n’as aucune envie de me brider. Je parie que tu es surprise que je n’aie
même pas de petite amie ( à part toi, mon cœur) deux ans après. Mais tu n’y
peux rien, chérie, et moi non plus – je ne comprends pas, ar j’ai rencontré
bien des femmes et des très charmantes et je ne veux pas rester seul – mais en
deux ou trois rendez-vous, elles semblent toutes de cendre. Il n’y a que toi
qui me restes. Tu es réelle. Ma femme chérie, je t’adore. J’aime ma femme. Ma
femme est morte.
Rich
P.-S :
Excuse-moi de ne pas t’envoyer cette lettre – mais je ne connais pas ta
nouvelle adresse.